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Portraits de Poilus de Bolbec

Devoir de Mémoire.

Le dernier combat des poilus oubliés.

 

Nous sommes quelques uns à nous être émus du sort réservé à 90 sépultures de soldats de la Grande Guerre (1914-1918) inhumés dans le carré des corps restitués de Bolbec (Seine-Maritime). Il s’agit bien souvent de soldats morts au front, dont les familles ont fait rapatrier les corps au début des années 1920. Près d’eux, reposent des combattants morts des suites de leurs blessures à l’hôpital auxiliaire local ainsi que des ‘Gueules cassées’, ces soldats gazés, amputés, malades… qui ont émis l’ultime souhait de reposer éternellement auprès de leurs camarades. Conformément à la loi, un premier constat d’abandon a été effectué en avril 2013. Ces tombes étant initialement à la charge des familles, un nouveau constat aura lieu en avril 2016. Afin d’éviter une nouvelle exhumation à ces soldats, c’est avec l’aide de passionnés, de descendants et avec le soutien de l’Amicale du 7e régiment de Chasseurs, qu’un long travail de recherches et de généalogie est en cours. Il nous a déjà permis de retrouver une trentaine de descendants disséminés un peu partout dans le monde. C’est maintenant à nous de découvrir l’histoire et le parcours de cette jeunesse qui n’a pas eu le temps de vieillir.

 

Aujourd’hui, seul le hasard permet encore à quelques égarés de venir se recueillir dans le mémorial initialement dédié aux valeureux soldats tombés au Champ-d’Honneur ; ces combattants, ces hommes simples et anonymes ; sur qui a reposé le fardeau et le destin du monde. Ils ont donné ce qu’ils avaient de plus cher : la vie. On estime que cette guerre, considérée alors comme ‘la der des der’, a fait près de neuf millions de morts et vingt millions de blessés. Dans La vie et rien d’autre de Bertrand Tavernier (1989), le commandant Delaplane, brillamment interprété par Philippe Noiret (1930-2006), a ces mots terribles : « par comparaison avec le temps mis par les troupes alliées à descendre les Champs-Elysées lors du défilé de la Victoire, environ trois heures je crois, j’ai calculé que, dans les mêmes conditions de vitesse de marche et de formation réglementaire, le défilé des pauvres morts de cette inexpiable folie n’aurait pas duré moins de onze jours et onze nuits ». Cynique épitaphe. Formidable concision.

 

Familles, visiteurs, simples curieux. Venez à la rencontre de ces tombes aux croix penchées, aux pierres noircies, dont la lente mais inexorable érosion fait son œuvre. Certaines sont brisées en deux, d'autres sont enfoncées dans la terre par le martèlement des saisons. Sur les stèles aux inscriptions effacées et aux photographies usées par le temps, des Christ démembrés, couchés sur le dos, paraissent questionner le ciel... Depuis des décennies, les oubliés n'ont plus de prières et le bleuet fleuri a disparu. Ils s'appelaient Henri, Gaston, Armand, Eugène, Émile, Raymond, André, Ernest, Gustave, Paul... Leurs mères où leurs épouses s'appelaient Yvonne, Léontine, Marthe, Marguerite, Augustine, Juliette, Louise, Émilienne... Beaucoup avaient les mains et la nuque plissées du laboureur, les doigts usés de l'ouvrier ou du tisserand, les ongles cassés du menuisier ou du mécanicien, la respectabilité de l’instituteur, la serviabilité du domestique ou l'élégance du garçon de bureau... Ces hommes, âgés de 19 à 52 ans, moustachus en pantalon garance et cache-képi ou en tenue bleu horizon et casque Adrian, étaient fantassins, chasseurs, artilleurs, cavaliers, brancardiers, aérostiers, canonniers, zouaves... Gamins, sous-officiers aguerris et officier réserviste, ceux-là même qui mirent leur vie au service de la Patrie, reposent dans 90 sépultures où ne résident que des corps couchés sous terre que l’on ne pleure plus depuis longtemps. Telle une garde d'honneur, ils semblent pourtant veiller fraternellement sur l'imposant mausolée qui leur est dédié.

 

Il fait froid. Il pleut. Le son de leur voix ressemble au silence. Pas un bruit, c’est le silence qui a remplacé le bruit de la mitraille et de l’agonie. Le tonnerre des obus retournant le no man’s land s’est tu. Plus d’ordres, plus de grades, plus de médailles, plus de noms. Ces concessions à l'état d'abandon, sont celles d'hommes qui ont vécu un drame hors du commun, d'une violence à peine imaginable, une épopée qui nous dépasse. Ils se sont souvent contenté d'espérer et ont affronté le destin la peur au ventre. Ces hommes, bien au-delà de l’enjeu de la guerre, ont regardé la mort en face. Ce sont des héros qui ont connu les champs de bataille de Lorraine, de Verdun, de Champagne, du Chemin des Dames, de la Somme, de la Meuse, de l'Artois, de l'Argonne, des Flandres, de Serbie, du Maghreb... Dans ce voyage au bout de l'horreur, ils ont partagé leur quotidien avec le sang, la soif, la faim, les brimades, la souffrance, les maladies, la mort, l'éclatement des obus, la boue fétide, la vermine, les charges de baïonnette, le doute, la peur, la peine... et l'espoir. Ils ont, pour la plupart, appris à vivre dans la boue avant de mourir sous un orage d'acier. De son camarade, un soldat Allemand écrivait en 1915 : « J’ai vu son visage sous le rebord étincelant du casque, lorsque la mort se dressait devant lui, menaçante. Je l’ai vu tombé ; son visage et sa leçon demeurent au fond de mon cœur... La vie et rien d'autre ! ».

 

Trois frères dans cette sépulture, deux frères dans l'autre... Qui, s'arrêtant devant ces pierres trop souvent affreuses, se sent encore troublé par ces atroces répétitions ? Qu’il semble loin ce 11 novembre 1918 - 1 561e jour de guerre - où le clairon dans les tranchées et la sonnerie des cloches des églises, la joie de la victoire et son cortège de manifestations, ne pouvaient faire oublier le deuil des familles. Combien de veuves ? Combien d'orphelins ? Combien de familles décimées ? Combien de mères effondrées ? Comment se représenter ce que signifie une seule vie perdue ? Comment rendre compte de la singularité de chaque individu, de ses émotions, de ses souvenirs, de ses sentiments ? 90 sépultures de soldats de la Grande Guerre. C'est un peu plus de 90 tempéraments différents. C'est un peu plus de 90 destins faits de souvenirs uniques dont tous auraient pu être le sujet d'un roman qui ne sera jamais écrit.

 

Comment prendre conscience que chacune de ces vies détruites était à elle seule, un monde à part entière ? Louis Mansois (1888-1918), footballeur passionné, avait gagné le championnat de Normandie en 1905. Jérôme Jouffret (1874-1926), pâtissier Auvergnat, collectionnait les cartes postales du monde entier. André Massonnier (1886-1915) parlait la langue d'Oc ; Jules Bouche (1893-1923) et Jules Carlier (1878-1918) étaient Ch'timis ; Jean-Marie Peron (1891-1914), Eugène Paris (1869-1915), François Trogoff (1888-1914) et Louis Bouedo (1880-1917) parlaient l'Ar Brezhoneg... Se promener avec Charles Denos (1883-1917), l’instituteur, c’était sans aucun doute marcher avec une encyclopédie de culture. Cent années se sont écoulées. Partir, combattre, survivre, mourir, oublier, revenir, témoigner… Comprendre l'immensité de la souffrance de ces Hommes et de leurs familles ? Comment imaginer le quotidien et l’attente de ces femmes et de ces enfants qui ont épuisé leurs forces dans les champs ou dans les usines ? Comment les imaginer reconnaître le corps du mari aimé, du fils chéri ou du papa absent pour toujours et le faire revenir au plus près des siens ? Une tombe pieusement fleurie. La photographie du soldat et les décorations trônent alors fièrement dans la maison familiale… Et puis, des lettres du front. Les lettres adressées aux proches dont l’interminable relecture ne cesse de rappeler une voix, un visage et des moments de bonheur inavouables. Un massacre. Des morts. Sans un adieu. Sans un ‘je t’aime’. Ils furent des martyrs dans toute l’acceptation du mot et pourtant, pour chacun de nous, c'est compliqué. Faut-il pleuré ? C’est du noir et blanc. C’est du passé. Fermez le ban.

 

Dans Les Croix de bois (Albin-Michel, 1919), l'écrivain Roland Dorgelès (1885-1973), lui-même survivant du conflit, écrivait ces phrases prémonitoires : « On oubliera. Les voiles de deuil, comme les feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois ». Comme le prévoyait celui qui fût le président de l'Académie Goncourt : « Non, votre martyre n'est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore ; quand la bêche du paysan fouillera votre tombe (…). Mes morts, mes pauvres morts, c'est maintenant que vous allez souffrir, sans croix pour vous garder, sans cœurs où vous blottir. Je crois vous voir rôder, avec des gestes qui tâtonnent, et chercher dans la nuit éternelle tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient ». Ces vieilles pierres sont des fragments d’hommes où flottent encore leurs âmes silencieuses. Ce n’est pas un endroit vidé d’humains, il en est rempli. Ce n’est pas un tas de pierres, mais une foule d’hommes muets depuis cent ans qu’il suffit d’écouter et de regarder pour les faire revivre. Les médaillés militaires, se comptent par dizaine honorablement entourés par les récipiendaires de la Croix de Guerre et de la Légion d’Honneur.Pour ces ‘braves’, dont les stèles abimées ressemblent plus à un bataillon en déroute qu'à un carré militaire, il s'agit alors de leur ultime combat contre l’indifférence, le temps et l'oubli !

 

Interrogés par le journal Le Monde en 2007, les deux derniers Poilus alors encore en vie, Louis de Cazenave (1897-2008) et Lazare Ponticelli (1897-2008) se refusaient aux obsèques nationales ; le premier précisant : « Certains de mes camarades n'ont même pas eu le droit à une croix de bois » et le second : « Ce n'est pas juste d'attendre le dernier Poilu. C'est un affront fait à tous les autres, morts sans avoir eu les honneurs qu'ils méritaient. On n'a rien fait pour eux. Ils se sont battus comme moi. Ils avaient droit à un geste de leur vivant... Même un petit geste aurait suffi ». Le premier conclut alors l'interview avec cet ultime souhait :« Être tranquille ».

 

L'année 2014 a marqué le début des commémorations du centenaire de cette guerre gourmande de combattants. A l'heure où l'on ne cesse d'évoquer la mémoire et le devoir de mémoire, il n'est pas inutile de rappeler que nous avons une dette envers ceux qui furent nos pères, nos grands-pères, nos arrière-grands-pères. Il faut essayer de se souvenir. Pour beaucoup, le souvenir ne vient pas tout de suite ; il faut lui laisser le temps de prendre forme... C'est pourtant un héritage dont nous sommes les dépositaires de passage !

 

« Pitié pour nos soldats qui sont morts ! »écrivait l'académicien Maurice Genevoix (1890-1980) dans La Boue (Flammarion, 1921). « Indignez-vous ! » aurait sans doute écrit le diplomate Stéphane Hessel (1917-2013) ; d'autres auraient tout simplement rappelé le vieil adage : « on devrait laisser les morts tranquilles ! ». Est-il préférable d'oublier ou de se souvenir ? Une chose est certaine, une colère couve, une colère gronde. Nous avons mal à la Mémoire.

Puissent donc à ces combattants, dormeurs insensibles que l'épouvante ne tourmente plus, continués à reposer en paix dans la nécropole. Du fond de leur tombe, ils continuent à servir la patrie et restent ainsi, les symboles de l'Histoire et notre fierté !

 

« Mères voici vos fils qui se sont tant battus.

Vous les voyez couchés parmi les nations.

Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus.

Ces cœurs pleins de tristesse et d’hésitations ».

 Lieutenant Charles Péguy (1873-1914),

Eve (1913).

 

Guillaume Guéroult